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Le fief de Folembray



Article

Dans mon dernier article, j’ai narré à nos lecteurs la situation des enfants de l’orphelinat industriel annexé à la verrerie de Folembray, près de Coucy-le-Château. J’ai montré que si leur situation matérielle était passable, subissaient, sous la férule de frères rebelles à la loi, une oppression morale scandaleuse : obligation absolue pour eux de pratiquer assidûment les exercices de la religion catholique ; obligation aussi de s’employer dans le pays à la propagande cléricale et réactionnaire la plus effrénée.

Ces faits ne sont au reste que la manifestation d’un système plus général. Ce n’est pas en effet sur les enfants seulement que s’exerce la pression patronale ; c’est sur tout le personnel de la verrerie, c’est par suite sur le village de Folembray tout entier. La férule du comte de Brigode, propriétaire-gerant de l’usine, se fait ainsi sentir sur une population de près de deux mille âmes ; on croirait que l’âme des sires de Coucy, lasse d’avoir erré dans le vieux manoir en ruine, est venue habiter le corps de ce seigneur capitaliste, où elle peut se prélasser à l’aise et laisser libre cours à sa tyrannie.

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Il y a quelque temps, vingt-deux ouvriers reçurent leur congé du directeur. Le prétexte invoqué par celui-ci était la surproduction ; prétexte dont la vanité éclata bientôt quand on vit la verrerie de Folembray acheter ailleurs, à Vauxrot notamment, des bouteilles pour fournir aux commandes qu’elle avait reçues.

La véritable, ou plutôt les véritables raisons de ces renvois, sont bien connues de tous dans le pays : quelques ouvriers étaient renvoyés simplement parce que trop vieux ; on les jetait dehors sans leur donner la moindre retraite ; d’autres, et c’est ici qu’éclate la tyrannie patronale, parce qu’ils envoyaient leurs enfants à l’école laïque ; les derniers, enfin, se voyaient congédiés pour des motifs purement politiques, motifs sur lesquels il est bon d’insister.

Au moment des dernières élections législatives, un comité radical se forma à Folembray pour soutenir la candidature de M. Paul Doumer ; à ce comité adhérèrent plusieurs verriers. Bien qu’il ne fût pas précisément un contempteur de la propriété capitaliste, M. Doumer, du fait même de son étiquette républicaine, n’avait pas l’heur de plaire à M. le comte de Brigode. Pendant qu’on prenait note à l’usine des ouvriers qui adhéraient au groupe radical, on se livrait à la propagande réactionnaire la plus active, et l’on vit même, la veille de l’élection, deux employés de la verrerie distribuer des bulletins au nom du concurrent de M. Doumer.

M. Doumer élu, la gent patronale attendit patiemment l’heure de la revanche. Elle a sonné, comme je l’ai dit plus haut, tout récemment, et parmi les vingt-deux renvoyés, une dizaine le sont parce qu’ils ont soutenu en 1902 le candidat républicain. La chose se rait malaisément niable ; elle est même avouée sans détours par M. Villefort, curé de Folembray, qui ne se gêne pas pour dire, quand on lui parle des verriers renvoyés :

Qu’ils aillent maintenant demander du pain à Doumer.

Non contents de procéder à ces renvois, les patrons de Folembray agissent encore de façon à empêcher leur personnel congédié de trouver à Remployer dans la région. Toutes les verreries avoisinantes à dix lieues à la ronde sont fermées à ces malheureux.

Vous venez de Folembray ? répond-on à ceux qui frappent à la porte des usines. Impossible ! Nous sommes en trop bons termes avec M. de Brigode pour que nous vous embauchions.

Parlerai-je maintenant du syndicat ? Il en exista un jadis qui n’eut qu’une durée éphémère ; l’usine, fidèle à son système, frappa à la tête et sut bien vite l’anéantir.

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Sans doute, il est plus facile de forcer des enfants à aller à la messe que des ouvriers adultes. N’empêche que pour être bien vu à Folembray, le verrier doit avoir l’apparence d’un homme confit en dévotion ; il lui faut se confesser et surtout envoyer ses enfants à l’école congréganiste, propriété de la société Poilly de Brigode. Quiconque ne le fait pas s’attire les foudres du patron et risque la perte de sa position.

M. de Brigode, tout-puissant à l’usine, est aussi tout-puissant dans la commune. C’est lui le maire, et la majorité des conseillers municipaux ne sont que ses propres employés. Quand il commande il faut obéir, et je dois à la vérité de dire qu’on obéit docilement.

Qui donc en effet oserait se rebeller contre cette toute-puissance ? Qui donc oserait afficher hautement des opinions réputées condamnables ? Qui donc oserait se dire républicain et faire pièce à M. le comte, qui tient
tout dans sa main, jusqu’à la majorité des commerçants ?

Il y en a quelques-uns cependant, des « mauvaises têtes » qui ne vont pas à la messe, qui parlent volontiers de la République et qui envoient leurs enfants à la laïque, chez M. Guillot, l’instituteur. Un dévoué, celui-là ! Oh ! il ne jouit pas des bienfaits de la municipalité. Mais il s’est mis carrément quand même à sa besogne d’éducateur républicain. S’il a peu d’élèves, il s’attache à en faire de bons citoyens ; il s’ingénie à les retenir auprès de lui quand ils ont passé l’âge de venir a l’école.

M. Guillot a en effet fondé une université populaire où, l’autre soir, Maurice Bouchor faisait même une conférence. On y vient, malgré tout ; les uns, trop peu nombreux, parce qu’ils ne craignent pas M. de Brigode ; les autres, toujours soumis au patron, mais qui se risquent quand même, à la brume, en rasant les murailles...

Gaston Cagniard, La Petite République, le 19 mai 1903


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La petite république, le 19 mai 1903