L’assistance cléricale à Folembray
Non loin de Coucy-le-Châtcau, à l’ombre presque du vieux donjon féodal, se trouve le village de Folembray. Pittoresquement assissur le flanc d’une petite colline, au milieu de la verdure et des arbres en fleurs, il fait gaiement miroiter ses toits d’ardoises aux rayons d’un soleil qui, fatigué d’avoir longtemps boudé, daigne enfin se montrer sans nuages.
Il est quatre heures du soir. Dans la grand’rue, les femmes causent sur les portes, les enfants s’ébattent avec bruit ; d’un pas lourd et cadencé, des hommes montent la route en pente ; ils ont chacun au bras un grand panier a provisions, ils marchent par groupes, causant entre eux à voix basse, comme s’ils craignaient de troubler la sérénité de ce bel après-midi de printemps. Ces hommes sont les ouvriers de la verrerie ; ils vont prendre le travail, de quatre heures du soir à minuit, et relayer ceux de leurs camarades qui peinent depuis huit heures du matin.
La verrerie se dissimule dans les arbres, de l’autre côté de Folembray, assez loin du village ; les ouvriers y pénètrent par une petite porte latérale, à peine assez large pour permettre à chacun d’eux de passer de front avec son panier. Les uns vont souffler le verre ; les autres, les o grands garçons », vont apprêter les bouteilles ; d’autres encore, les « gamins », vont cueillir le verre ; de jeunes enfants enfin rempliront l’office’ de « porteurs ». L’établissement occupe ainsi environ 450 à 500 ouvriers, parmi lesquels il convient de compter à peu près 80 jeunes garçons de quinze à vingt ans ; les verriers et leurs familles forment d’ailleurs la majeure partie de la population de Folembray, qui compte 1,800 habitants.
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« Poilly de Brmode », telle est la raison sociale de cet établissement industriel ; il est géré par M. de Brigode, M. le comte, comme on dit à Folembray, et administré par un directeur, M. Conrad. A l’établissement est annexé une sorte d’orphelinat industriel où Y Assistance publique a encore des pupilles ; je dis : a encore, car à la suite de divers incidents, l’administration préfectorale de l’Aisne décida, il y a deux ans, de ne plus placer à Folembray d’enfants assistés. C’est alors que le directeur, afin de recruter la main-d’œuvre infantile qui lui faisait ainsi défaut, s’adressa au placeur patenté de l’Église et delà congrégation, je veux dire à M. l’abbé Santol. On trouve cet homme dans tous les coins de la France.
Pourquoi l’administration préfectorale n’envoie-t-elle plus de pupilles à Folembray ? Ceci nous amène à parler du régime de cet internat industriel.
Aux renseignements que j’ai pu recueillir, a ne semble pas, je dois le dire, que la situation matérielle des enfants laisse autrement à désirer. La nourriture est bonne, le logement acceptable. Les salaires quotidiens va rient de 1 fr. 25 à 1 fr. 50, et bien qu’on retienne tous les mois aux jeunes « porteurs » une somme assez considérable pour leur « pension », on m’a dit que beaucoup avaient à vingt et un ans un pécule assez rondelet, placé sur un livret de caisse d’épargne.
Ce qu’on peut reprocher au régime matériel de cet « internat », c’est surtout la discipline. Il est arrivé que des enfants, venus au réfectoire quelques minutes en retard, ont été privés de leur repas et astreints à travailler le ventre vide pendant une demi-journée. On use peut-être aussi un peu trop facilement du
système des amendes. Il y a enfin le cachot humide, à peine éclairé, où des enfants restent parfois une journée entière n’ayant pour nourriture que du pain et de l’eau, pour coucher qu’une planche et une méchante couverture.
Ce qu’il faut surtout critiquer, c’est l’éducation professionnelle ; elle fait totalement défaut. Les jeunes gens sont « porteurs » ; ils restent toujours dans cette occupation de manœuvres et arrivent à vingt et un ans sans avoir appris de métier ; on les abandonne alors, et quand ils reviennent du régiment, ils ne savent que faire de leurs bras. On pourrait évidemment souhaiter mieux. Ces réserves faites quant à la situation matérielle des enfants, j’en arrive maintenant à leur situation morale. L’oppression intellectuelle que subissent ces jeunes gens, dont plusieurs, je le répète, sont encore des pupilles de l’Assistance publique, cause à Folembray et dans la région un véritable scandale.
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L’orphelinat est sous la surveillance de trois frères ; le directeur, le frère Julien, si j’en crois la rumeur publique, est un gaillard qui n’a pas froid aux yeux. Ces frères, nous le signalons en passant à l’autorité compétente appartiennent à une congrégation non autorisée, celle des clercs de Saint-Viateur. On leur notifia il y a quelques semaines un ordre de dispersion. Ils ne s’émurent pas outre me sure ; pensant avec raison que l’habit ne fait pas le moine, ils déposèrent simplement leur soutane dans un placard et s’habillèrent comme vous et moi. Ils s’imaginent ainsi tourner la loi et prennent aujourd’hui des airs de défi envers le gouvernement, le législateur, en un mot envers la « bande à Combes », comme ils disent aimablement. Cela, nous l’imaginons, ne peut avoir qu’un temps.
Ces messieurs du Saint-Viateur font, dis-je, peser sur les enfants dont ils ont la garde, la plus monstrueuse pression morale. Que ce soit ceux de l’Assistance publique, ou bien ceux de l’abbé Santol, on les oblige à aller régulièrement à la messe et à confesse, on les fait communier à intervalles fixes. Là, d’ailleurs, ne se borne pas l’action des « chers frères » ; les pupilles de l’Assistance publique, comme les autres, sont employés en core à des besognes de propagande cléricale ; ainsi ils vont distribuer à domicile le Pèlerin et la Croix. Cela se fait ouvertement, au su et au vu de tous, je pourrais même dire avec cynisme, tant ces messieurs semblent sûrs de l’impunité.
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L’administration a cependant le devoir de surveiller étroitement de pareils agissements. Il serait en vérité grand temps qu’elle agisse avec énergie. Elle se trouve d’ailleurs en présence de gens décidés à lui résister par tous les moyens. J’en citerai cet exemple : Il y a quelques mois, l’inspecteur départemental du travail, M. Meurda, arrivait à Folembray et dressait procès-verbal à M. Gonrad. Le directeur de la verrerie, estimant ce dernier avait contrevenu à la Loi de 1893 « ur le travail d« enfante en ne lui fournissant pas l’état trimestriel des enfants élevés dans l’orphelinat. L’affaire vint devant l’honorable M. Androny, juge de paix de Coucy-le-Château. Le directeur de la verrerie plaida qu’il n’était pas tenu de fournir à l’inspection du travail l’état nominatif exigé par la loi, n’ayant pas, disait-il, e légalement parlant, d’orphelinat annexé à son établissement.
Le juge de paix accepta cette façon de voir et rendit le jugement suivant :
Attendu que M. l’inspecteur départemental du travail dans l’industrie du département de l’Aisne a, le vingt-neuf janvier dernier, relevé contre M.Conrad, considéré comme étant en même temps que directeur de la verrerie de Folembray, directeur d’un orphelinat annexé à cette verrerie, deux contraventions à l’article 11, paragraphe 5,de la loi du 2 novembre 1891, pour ne pas lui avoir adressé les états nominatifs des troisième et quatrième trimestres de l’année mil neuf cent deux, des enfants qui, d’après l’agent verbalisateur, seraient élevés audit orphelinat, lequel contiendrait seize enfants de l’Assistance publique qui y sont nourris et couchés : que dans cfs conditions il échet au tribunal d’examiner le bien-fondé des prétentions de M. Conrad, qui soutient que n’étant pas directeur d’orphelinat, il n’est tenu de fournir les états nominatifs dont il vient d’être parlé ;
Attendu que l’art. 11. paragraphe 4 de la loi du 2 novembre 1892 est ainsi conçu :
Dans toutes les salles de travail des ouvriers, orphelinats, ateliers de charité ou de bienfaisance, dépendant des établissements religieux ou laïques sera placé, etc. » ; que le dernier alinéa du môme article est ainsi libellé : « Un état nominatif complet des enfants élevés dans les établissements ci-dessus désignés, indiquant leurs noms et prénoms, la date et le lieu de leur naissance, sera remis tous les trois mois à l’inspecteur et fera mention de toutes les mutations survenues depuis la production du dernier état » ;
Attendu que des jeunes gens, dont les plus jeunes n’ont pas moins de quinze ans, ont été places d’abord en qualité de porteurs de bouteilles pour devenir ensuite gamins, grands gamins ou employés de magasin, par les soins de l’Assistance publique, dans la verrerie de Folembray, sous des conditions de travail, de salaire, de nourriture et de logement nettement déterminées dans des contrats intervenus entre, d’une part, la Société de Pouilly de Brigode.et d’autre part,l’administrateur tuteur des enfants de l’hospice de Laon ; que notamment la Société s’est engagée à traiter les élèves avec douceur et bonté et en bon père de famille, à veiller sur leur conduite et leurs mœurs, et en outre, à les nourrir, loger et coucher à la verrerie, à les blanchir, à leur fournir leurs habits de travail moyennant une retenu » de salaire qui varie de 22 a 50 francs, scion le salaire et le genre de travail de ces jeunes ouvriers ; Attendu que pour l’exécution de la danse relative à la nourriture et an logement, des locaux spéciaux dépendant de l’usine sont affectés au réfectoire et au dortoir et servent à cet usage tant pour les enfants placés par l’Assistance publique que par ceux placés par louis parents dans les mêmes conditions ; que tous ces enfants sans distinction y sont servis et surveillés par des personnes que la Société a chargées de ce soin ; qu’en dehors des heures (le travail, ils ont toute latitude d’aller et de venir comme il leur plaît ; qu’à tous les points de vue ils sont considérés comme des ouvriers, à la seule différence des autres ouvriers habitant Folembray et les environs qu ils sont logés et nourris à l’établissement ; qu’a un autre point de vue ils ne peuvent être considérés comme complètement abandonnés ; qu’ils restent sous la tutelle de l’Assistance publique dont l’autorité morale se fait sentir, puisque le contrat du louage qui les concerne a prévu le cas où pour des raisons graves, ils devront être rendus par la société à l’établissement qui les a élevés, v os : à-dire à l’Assistance publique ; qu’ils ne sont pas des enfants élevés dans la verrerie, dans le sens de l’art. II, paragraphe 5 précité, mais bien des ouvriers loges et nourris dans un local que le personnel de l’usiné désigne sous le nom de « la pension », comme dans les chantiers
de construction et le terrassement, par exemple, les mômes locaux s’appellent la cantine ;
Attendu au surplus, que le contrôle du service de l’inspection du travail peut s’effectuer efficacement sur ces enfants au moyen tant du livret que du registre spécial que les chefs d’industrie ou patrons sont tenus d’avoir en conformité de l’art. 10 de la loi susvisée ;
Attendu qu’en dehors du mode de loger, nourrir, coucher et surveiller certains ouvriers mineurs, moyennant salaire, il n’existe à la verrerie de Folembray aucun ouvroir, orphelinat, atelier de charité ou de bienfaisance ; que c’est donc à tort que M. l’inspecteur départemental du travail a qualifié M. Conrad de directeur de l’établissement e là nature de ceux désignés ci-dessus, et que c’est par nue application erronée de l’art 11, § 5 de la loi du 2 novembre 1902 qu’il a relevé contre lui deux contraventions pour ne lui avoir pas adressé deux des étals exigés par celte disposition de la loi ;
Par ces motifs, statuant par jugement en dernier ressort, dit n’y avoir pas contravention ;
Relaxe M. Conrad des lins de la poursuite et le renvoie sans amende ni dépens.
J’ai cite ce jugement in extenso pour montrer que des raisons juridiques peuvent être formulées qui permettent u certains directeurs d’orphelinats industriels d’échapper à la loi ; il y a évidemment dans celle-ci une lacune qu’il appartient au législateur de combler ; c’est une tâche à laquelle nos amis de la Chambre ne manqueront pas. Il suffira d’une addition au paragraphe 4 de l’article 11 de la loi de 1802 pour éviter une jurisprudence dont je ne nie pas la légitimité, mais qui n’en est pas moins fort regrettable. Je m’arrête ici, ne voulant pas allonger démesurément cet article. Il me reste encore beaucoup à dire sur Folembray ; j’aurais à parler des ouvriers, de la tyrannie morale qu’ils subissent,eux aussi, de la pression réactionnaire dont ils sont l’objet. Mais ceci sort du cadre de mon enquête sur l’assistance cléricale ; j’y consacrerai prochainement un article spécial.
Gaston Cagniard, la Petite République, le 17 mai 1903