La verrerie et l’orphelinat industriel
J’ai eu l’occasion, ces jours-ci, de retourner à Folembvay, et j’ai pu juger de l’effet produit par mes récents articles concernant la verrerie Poillv de Brigode et l’orphelinat industriel qui s’y trouve annexé.
Je nuis le dire sans amour-propre d’auteur, mes deux articles sont tombes à Folembray comme une pierre dans une mare à grenouilles ; ce fut, dans le petit monde qui gravite autour de M. le comte de Brigode, un effarement général, et je ne saurais résister à la tentation de raconter à nos lecteurs les multiples incidents par lesquels cet effarement se manifesta.
Dès que les numéros de la Petite République furent arrivés à Folembray, et qu’on eut dit à M. Conrad, le directeur, qu’il s’y trouvait un article sur la verrerie, le caissier courut au plus vite chercher le journal.
Détail amusant, cet excellent employé laissa en échange au libraire un exemplaire du Pèlerin. De son côté, le comte de Brigode faisait rafler tous les journaux à Chauny et aux environs ; mais cette rafle, n’eut hélas ! aucun résultat ; de notre côté des mesures avaient été prises, si bien qu’en une demi-journée, tout le monde à Folembray avait pu lire le damné journal. Quelle émotion, juste ciel ! M. de Brigode et M. Conrad n’en sont pas encore revenus, et ne peuvent penser sans colère qu’un journaliste ait osé troubler comme je l’ai fait leur si douce quiétude.
J’étais pourtant resté, dans mes articles, au-dessous de la vérité ; j’avais noté des faits, simplement, critiquant avec une modération voulue ceux qui me paraissaient critiquables, ne dissimulant point non plue ceux qui pouvaient être à l’avantage des patrons verriers de Folembray.
Voyez ce que m’a valu cette impartialité ! J’aurais servi au lecteur des histoires de brigands purement imaginaires, je n’en aurais pas été moins vivement pris à partie par ces messieurs de Folembray, j’entends par M. le comte de Brigode et M. le directeur Conrad.
Celui-ci, en effet, dans une interview complaisante du Réveil de l’Aisne, s’écrie non sans dépit :
Un monsieur, journaliste socialiste, vient ici faire ce qu’il appelle une enquête... et quand, sur son calepin et dans son esprit il a noté le fait qui, grossi, amplifié, invente même de toutes pièces, lui donne l’article à faire, il repart et tire à distance des pétards comme celui de la Petite République. Ces pétards, il est vrai, ne sont pas tirés à l’intention des personnes mises en cause, mais à l’intention des masses que les feuilles anarchistes (M) nourrissent invariablement d’ingérence cléricale et de tyrannie patronale.
Et voilà ! M. Conrad crie, tempête ; c’est donc que mon coup a porté. Cela suffit.
Le coup a si bien porté, en effet, que le lendemain même de l’apparition de mes articles, M. Conrad donna l’ordre à ses contre maîtres de faire passer les ouvriers au bureau ; là, on leur fit signer une protestation indignée contre mes allégations « mensongères », en même temps qu’une adresse à « M. le comte » dans laquelle on prônait son esprit de justice et son humanité.
La plupart des ouvriers signèrent : c’était l’ordre, et ils risquaient en refusant de perdre leur gagne-pain. N’empêche qu’en sortant, dans la rue, ils se communiquaient leurs impressions et disaient pour la plupart :
C’est tout de même malheureux de nous obliger à signer ça ; car la Petite République a bien dit la vérité.
Cette manifestation « spontanée » a comblé d’aise M. le comte de Brigode, qui en a triomphé avec éclat. Voici, en effet, le texte des remerciements qu’il adressa à la population de Folembray et qu’il fit même afficher à la mairie :
A Messieurs les habitants de la commune de Folembray
Folembray, le 25 mai. Plus de trois cents d’entre vous viennent de m’a dresser une lettre collective pour m’exprimer leur indignation au sujet des articles sur Folembray parus dernièrement dans la Petite République. Ces articles ne sont, vous le savez, qu’au tissu d’insinuations mensongères et malveillantes, et j’étais certain que La grande majorité d’entre vous saurait en faire justice. Connaissant leur source, j’y étais resté indifférent ; mais j’en suis heureux aujourd’hui, puisqu’ils m’ont procuré la grande satisfaction de recevoir le témoignage de votre attachement et de vos sentiments à mon égard, et je suis très touché de cette manifestation spontanée qui m’a été bien sensible ; je vous en suis très reconnaissant et vous en remercie cordialement.
Comte de Brigode.
J’ignore si M. le comte de Brigode se méprend à ce point sur les sentiments des gens de Folembray à son égard ; il témoignerait dans ce cas d’une incommensurable naïveté.
La Petite République, le 16 juin 1903