Apologie de faits qualifiés de crimes
Cour d’Assises de l’Aisne
Présidence de M. Durand, conseiller à la Cour d’appel d’Amiens.
Audience du 10 août 1894
Affaire. — Apologie de faits qualifiés de crimes
Le nommé Menu, Alphonse-Désiré, né à Lomé (Marne), le 27 août 1805, ouvrier verrier, demeurant à Folembray, a été mis en accusation et renvoyé devant la Cour d’assises de l’Aisne comme prévenu d’apologie du crime d’assassinat.
Acte d’accusation
Le 4 juillet 1891, la veuve Godard se trouvant au passage à niveau du parc de Folembray, causait avec la garde-barrière, de l’assassinat de M. Carnot, président de la République. Le nommé Menu était à deux ou trois mètres de ces femmes qu’il ne connaissait pas, de sa place, et sans être interpellé par elles, il leur dit à haute voix : « Il a bien fait de l’assassiner. » Comme la garde barrière lui faisait remarquer qu’il tenait des propos odieux, il ajouta : « Il ne l’a pas fait pour le riche, mais pour l’ouvrier. » Puis un moment après : « Il l’a toujours enfilé. » Menu a prétendu qu’il ne se rappelait pas avoir proféré ces paroles et qu’il était sous l’influence de l’ivresse, mais l’instruction a établi que le prévenu n’était pas ivre et qu’il avait eu conscience de la portée de ses paroles. Les renseignements recueillis sur Menu ne sont pas défavorables. Il a toutefois subi une condamnation à l’amende pour coups volontaires.
Ministère public : M. Fackot, substitut de M. le Procureur de la République, Défenseur : M. Bouré, du barrera de Laon.
L’accusé, originaire de Loivre, a travaille successivement dans les verreries de Cormontreuil, Anor, Fourmies et Folembray. Il est marié et a deux enfants.
D. A Loivre, vous passiez pour un pares seux, un peu ivrogne, et violent quand vous
étiez ivre.
R. Je suis un peu comme tout le monde, je bois un coup de temps en temps, mais je ne suis ni violent ni paresseux.
D. On vous a renvoyé de la verrerie d’Anor à cause de votre travail insuffisant.
R. Oui, monsieur.....
D. Et votre femme est allée se plaindre de votre renvoi ; elle a même menacé les directeurs de faire sauter la verrerie, mais on n’a pas fait attention à ses propos, parce que c’était une femme.
R. Je ne sais pas cela.
D. Vous avez approuvé l’assassinat de M. Carnot.
R. Je ne me souviens pas, j étais ivre.
D. Vous vous occupez sans doute de politique ? Vous lisez les journaux ?
R. Non, monsieur, je lisais seulement le Réveil des Verriers.
D. Le 4 juillet, vous attendiez l’arrivée de votre femme à la gare de Folembray. Deux femmes s’entretenaient de la mort de M. Carnot, et sur une réflexion de l’une d’elles, vous vous écriez : Caserio a bien fait de l’assassiner ! La veuve Vilfroy vous répond que c’est bien mal ce que vous dites là, et pour justifier vos odieuses paroles vous répliquez : Il ne l’a pas fait pour le riche, mais pour l’ouvrier. Et comme pour vous réjouir de la mort du Président, vous ajoutez : « il est toujours enfilé ! »
R. Je ne sais si j’ai tenu ces propos, car j’avais bu plus que d’habitude. En tout cas, je les regrette.
D. A Fourmies, vous vous êtes trouvé en contact avec des gens qui professaient les doctrines anarchistes ?
R. Je ne les fréquentais pas. Mon travail terminé, je rentrais chez moi et jamais je n’allais aux réunions, je ne voulais pas m’occuper de politique.
Audition des témoins
Mme veuve Godard, ménagère, raconte qu’indignée des propos de,Menu, elle lui a dit qu’il avait plutôt l’air d’un Italien que d’un Français. Il ne lui a pas semblé qu’il lût ivre.
Mme Vilfroy, garde-barrière, dit qu’après avoir fait observer à Menu l’inconvenance de ses paroles, celui-ci lui a répondu : « C’est pour rire, ce que j’en dis, c’est pour faire marronner la mère. »
M. Fachot, substitut du procureur de la République,prononce son réquisitoire.
M. Bouté, présente la défense de l’accusé.
Le jury ayant rapporté un verdict affirmatif, mitigé par l’admission de circonstances atténuantes, la Cour condamne Menu à 2 mois de prison.
Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement, le 18 août 1894