Une grande dame disparue


Certaines figures s’effacent de : notre monde avec tant de discrétion qu’on sent à peine, sur le moment, le vide que leur disparition laisse au milieu de nous. Ce n’est qu’à la longue qu’on distingue combien elles nous font défaut ; et, ne leur parlant plus, le besoin nous vient de parler d’elles...
Une des dernières, parmi les femmes qui maintenaient dans Paris les traditions de la haute société d’autrefois, la comtesse de Brigade, est morte, il y a deux mois, dans sa terre de Folembray.
Mme de Brigode était une dame dans la charmante et noble acception que nos pères donnaient à ce mot et comme il est peu probable que nos petits neveux en connaissent jamais. Fille du duc de Gramont, qui fut ambassadeur en Autriche, elle avait reçu à Vienne cette éducation de cour si bien faite pour détacher une âme enfantine de toute vulgarité et lui assurer un sens exquis de la vie de relations.
Elle épousa le comte de Brigode. Il était le fils d’un premier mariage de la célèbre baronne de Poilly, qui vivait à Paris comme à Folembray entourée d’un cercle d’écrivains, où brillait, comme un astre à son déclin, Barbey d’Aurevilly.
Mme de Brigode prit auprès de sa belle mère un goût très vif des choses de l’esprit et s’initia avec une facilité naturelle au culte professé autour d’elle pour les [belles lettres. Dans ce milieu que sa nièce, Mme Elisabeth de Gramont, a si bien décrit dans Le Temps des Equipages, elle devint « une petite reine ». Barbey lui envoyait son image avec cette dédicace :
Si l’on pouvait donner son âme
Ainsi que l’on donne un portrait,
Cç n’est pas un portrait, Madame,
Qu’aujourd’hui je vous offrirais...
De-son côté, elle entourait « le Connétable » de soins filiaux. C’est elle qui allait au tourne-bride de la rue Rousselet porter à Barbey ces merveilleux bouillons, ces gelées délectables, friandises dont il a parlé avec tant dé reconnaissance. C’est elle aussi que les vieux amis de Barbey d’Aurevilly chargeaient de bien faire entendre des vérités qu’il n’est jamais consenti à écouter d’une autre bouche. Elle racontait que Mme de Poilly et ses commensaux s’alarmant de voir Barbey prendre des habitudes chez une jeune Espagnole l’avaient exhortée à détourner le vieux maître d’une relation indigne de lui. Naïvement, elle lui avait demandé ce qui pouvait bien lui plaire chez cette femme, pas même jolie !
Mais, mon enfant, avait répondu Barbey, elle est bête !...
François Coppée, Paul Bourget, le docteur Albert Robin, le prince Edmond de Polignac constituaient à la jeune femme une cour des plus brillantes. Elle régnait sur elle avec le tact suprême qui assure la paix et la durée de tels empires.
Quand j’y fus introduit, Mme de Brigode habitait rue de Montalivet un petit hôtel entre cour et jardin qui avait appartenu au duc de Penthièvre. Les pièces étaient de jolie proportion, mais petites, aussi Mme de Brigode n’y recevait-elle que peu de monde à la fois, ce qui donnait à ces réceptions un caractère d’intimité. La conversation était générale. Elle se tenait sur un ton d’aménité et de courtoisie qui ne nuisait point à l’esprit des causeurs. Je n’ai jamais entendu M. Bourget parler avec tant d’intelligence, des cendre plus profondément dans l’observation des grandeurs et des faiblesses humaines qu’au cours de ces déjeuners on de ces dîners, où nous étions six ou huit réunis sous l’effigie du chevalier d’Orsay, grand-oncle de notre hôtesse. Le philosophe Jean Bourdeau, dont le souvenir est si cher au Journal des Débats, et le duc de Lesparre, autre philosophe, lui donnaient ordinairement la réplique...
Mme de Brigode avait créé sans y prétendre, sans le chercher, en obéissant simplement à ses préférences, un salon unique à Paris. Un moraliste qui voudrait traiter de l’urbanité pure devrait prendre ses exemples dans cette petite société d’où l’acrimonie et la méchanceté étaient à jamais bannies, où l’ironie n’avait rien que d’aimable, où l’on trouvait de la bonté et de la douceur jusque dans la malice, où l’hôtesse la plus vertueuse ne s’attribuait pas plus de mérite qu’à personne et ne songeait « à prêcher personne au nom de cette vertu ».
Mme de Brigode était bienveillante à l’extrême. On peut se demander si elle a jamais observé le mal chez qui que ce soit. Elle souffrait réellement s’il vous arrivait d’exprimer le moindre blâme devant elle sur une personne de son cercle. Elle vous imposait silence d’une manière qui n’était jamais blessante. Elle montrait seulement la peine que vous lui aviez fait éprouver. Cette bienveillance a certainement prolongé longtemps la jeunesse de ses sentiments et de ses goûts. Elle-même avait coutume dé dire que l’habitude du blâme et du persiflage dessèche le cœur et entre tient dans l’esprit, un mécontentement propre à décolorer la vie !...
Des temps heureux, une existence facile favorisaient de tels sentiments. La guerre frappa durement Mme de Brigode dans ses affections comme dans ses habitudes. Mais, elle aussi, fut résignée devant le malheur, comme elle devait l’être devant la mort. Elle a passé dans le monde en ne voyant que le beau et le bien. C’est encore une manière de le faire...
Lucien Corpechot, le Journal des débats politiques et littéraires, le 29 novembre 1935