Fête à Folembray
Les fanfares de Folembray, sonnées par les trompes de l’équipage, nous accueillent joyeusement. On n’est pas encore en vue du château que déjà son accueil vient au-devant des hôtes. De la station de Chauny à Folembray, un train spécial nous a conduits. Là, landaus, chars à bancs, breacks, voitures de toute sorte, chevaux de selle. La bande élégante arrive gaiement M. et Mme de Taisne, le comte et la comtesse de Jaucourt. le duc et la duchesse de Lesparre, Mme Bowes, comte et comtesse de Chezelles, M. et Mme d’Audiffret ;M. et Mme Thouvenel, M. Calderqn, baron Calvet Rogniat,M. Standish, docteur Albert Robin, comte de Ségur, M. Paul Deschanel, M. Albert Abeille, M. Christian de Berckheim, comte Jacques de Bryas, M. Jacquet, comte de Kergorlay, marquis de Massa et. votre serviteur.
La baronne de Poilly nous reçoit comme elle sait recevoir, avec ses deux fils le comte de Brigode et le marquis du Hallay, héritiers de l’amabilité maternelle. Folembray, pas à décrire. Connu, archiconnu, ou l’on ne connaît rien de rien. Depuis deux siècles, les verreries de Folembray sont célèbres. Pas venu pour elles. Comme point de vue, les admirables ruines du château de Coucy. Le château, construction moderne, deux étages, douze fenêtres de façade. Pas de préoccupation du style à l’extérieur ; tout pour l’intérieur, qui est idéal de raffinement confortable.
A nos chambres. Le dîner est pour sept heures et demie. On n’a que le temps de se faire beau. L’habit rouge est de rigueur pour les hommes, bien entendu, avec la culotte et les bas de soie noire. L’habit noir ferait dissonance. Bon pour les maîtres d’hôtel, l’habit noir !
Une note de belle humeur générale. Cela se respire dans l’air de Folembray. Les femmes en toilettes de bal. Assaut d’élégance, où il n’y a pas e vaincues. Jeu égal. A noter l’habit rouge des deux frères Brigode et du Hallay, plus foncé que celui des autres, revers de satin gros vert. C’est la couleur de leur équipage. Ces messieurs sont de grands veneurs. Tous les matins, le comte de Brigode fait classiquement le bois avec ses limiers.
Un habit de drap-mârron le duc de Morny. L’habit est bien porte et a porté. On l’a proclamé chef-d’œuvre, et le jeune duc plus que jamais roi du chic, ou du pschutt, ou dutschack ou du v’lan.
Salle à manger tout e fleurs couvert merveilleux ; pas de description ; il fait faim. Dînons, causons, flirtons, rions. Après le dîner, quelques tours de valse. Ces dames remontent de bonne heure. On se réserve pour le Lendemain.
Les hommes s’attardent au billard causerie et cigares exquis.
Mercredi 30 : Chacun prend son vol le matin. Liberté pour chacun de suivre son inclination. Quelques jolis luisants prennent un galop sur la route de Folembray à Coucy. Les dames se promènent dans le parc en habit du matin, sans défaut, valant un long poème...
Le lever du rideau est pour neuf heures. A neuf heures moins un quart, les strapontins aussi rares que nombreux les diamants. Coup d’œil de la salle ravissant ces habits de couleur vive réhabilitent décidément le sexe titré laid. Les dames sont venues en voiture, car le théâtre couvert de chaume est à cinq cents mètres du château, dans le parc. Pourquoi pas s’y rendre en chaises à porteurs du bon vieux temps ?
C’est un vrai théâtre avec scène machinée dans les règles. On jouera-là des pièces à trucs, des féeries, quand on voudra. Mais, la baronne est artiste, lettrée elle aime les vers, la poésie, la musique et la gaieté. Pas besoin d’ailleurs de trop sacrifier à la mise en scène sur la scène, quand le public des loges, des balcons, des fauteuils d’orchestre se charge de la féerie dans la salle.
Le proverbe en vers de Maupassant, sentimental et spirituel, joué en costumes de la Restauration, très exactement reproduits sûr les gravures de modes de 18ème, met en vive lumière la baronne et le prince. Diction fine, colorée, ni trop lente, ni trop rapide. C’est l’histoire d’un vieux baiser perdu et retrouvé entre un gentilhomme et une belle dame. Ils ne sont plus jeunes, jeunes, mais ils t’ont été dans un temps où il paraît que la jeunesse était plus jeune qu’à présent. Qu’est ce que nous serons alors, quand nous serons vieux pour de vrai, à notre tour ? Il, Il faut entendre la marquise. non : la baronne la baronne ou la marquise, c’est tout un, raconter avec un accent de mélancolie bien senti l’histoire de son cœur.
Ah vous trouvez la femme insensible ; elle saute. De caprice eh caprice ; allez, c’est votre faute. Elle pourrait aimer mais, vous l’en empêchez. Le premier amour qui lui vient, vous l’arrachez ! Pauvre fille ! J’étais bien folle, bien crédule ; Mais, vous allez trouver cela fort ridicule, Vous qui raillez l’amour.
Ma foi on se serait cru au Théâtre Français. Vu le moment où on ne pourrait pas commencer l’opéra-comique, tant on a applaudi, rappelé, fêté les acteurs du lever de rideau.
L’orchestre, composé de dix musiciens, s’il vous plaît, et parmi eux des solistes de la taille du violon Sighicelli. Le maestro Théodore Dubois, venu tout exprès de Paris pour conduire son œuvre charmante, est assis en personne, au pupitre. Bien récompensé par bravos sans fin.
Turquerie galante un vieux marchand de pantoufles, Bartolo en turban, veut épouser une Rosine, par amour pour ses écus. L’Émir, déguisé en chanteur de sérénades, en plein vent, la lui souffle. Le tout se joue dans un décor oriental de toute beauté, encombré de bibelots assortis.
Pour une fois, le Japon a eu tort.
.Mme Reyntiens-Fatmé chante aussi bien qu’elle est belle et richement habillée le baryton du marquis de Sauvagnac est d’un beau timbre, et il le conduit en artiste ; le prince Karageorgevitch, en Cadi, complète un ensemble exquis. Quant au comte de Brigode, un vrai Mario de salon, à ce que soupirent derrière l’éventail celles qui ont la sincérité d’avouer qu’elles ont, entendu Mario. Sa romance bissée par acclamations.
Madame est couchée, un éclat de rire : madame n’est pas couchée ; elle est allée au bal de l’Opéra, croyant son mari en Belgique. Monsieur n’est pas en Belgique il a voulu aller faire la fête chez une hétaïre, d’où, éconduit, il se rejette sur sa femme ou du moins se rejetterait, si elle était là la soubrette, en femme de tête, sauve la situation, en mangeant du homard. et du foie gras avec son maître, ce qui donne à madame le temps de rentrer en domino, quitte pour la peur.
Ah le joli domino et gracieux Quel dommage qu’on ne fasse que l’entrevoir, juste le temps de reconnaître Mme la duchesse de Gramont. Elle habite Vivier, le château voisin de Folembray, avec le duc. C’est la comtesse de Brigode qui fait la soubrette. Entrain, grâce, malice, gaieté, élégance parfaite. Le duc de Morny et M. Stany-Orbier remplissent les deux rôles créés par Geoffroy Lacombe comme s’ils n’avaient fait que cela toute leur vie. La joie ne leur fait pas peur, a ceux-là.
Épilogue de la soirée du 30 souper et bal dans le hall jusqu’à l’heure où l’aurore se lèvera le mois prochain.
Un habit rouge, Le Gaulois, le 1er février 1884